Cela s'est passé le 13 Mai 1917
Retour de la 10° compagnie du 417° Régiment d’Infanterie,
faisant office de dépôt divisionnaire (D.D.). (Edouard restera à Guivry de Mai
à Juillet 1917). Edouard Coeurdevey a rédigé des carnets pendant toute la durée
de la guerre, nous le retrouverons au fil des jours dans Guivry.
Journal d’Edouard :
« Un clair matin de printemps, départ de Caillouël.
Nous avons gravi la cote 167, un dernier regard jeté à l’ample vallée de l’Oise
en fleurs, puis c’est la marche dans la forêt frissonnante : les jeunes
feuilles baignent dans des parfums de muguet ; la colonne glisse comme une
lente couleuvre dans un chemin creux, débouche en plaine : Guivry – dans
les fleurs.
La nature est plus forte que la haine. Elle fait éclater
l’espoir dans les champs désolés et recouvre les villages en ruines d’un
manteau de fleurs : un voile blanc jeté sur un cadavre.
Pauvre France ! Pauvre village, pauvres paysans. Il est
des agglomérations entièrement rasées. Il ne reste rien à envier, personne pour
pleurer. Ici, la destruction fut plus douloureuse étant incomplète : le
choix des victimes fait mieux ressortir le sadisme du bourreau.
Nos hôtes sont particulièrement éprouvés. Trois hommes et
trois jeunes filles de la famille ont été emmenés en servitude. Les trois
maisons possédées par la famille ont été incendiées la veille du départ des
monstres.
La jeune femme fait le récit des horreurs, la grand-mère
écoute, les larmes roulent de ses vieux yeux ternes.
Deux scènes particulièrement frappantes.
Première scène.
Une nuit de février, à cinq heures, une patrouille
prussienne, baïonnette au canon vient heurter aux portes des maisons dont la
liste est entre les mains d’un sous-officier.
Les femmes réveillées en sursaut, les coups violents. C’est
ici chez X ? Bien. Dans votre famille il y a Monsieur X, Mademoiselle
unetelle….
« - Oui »
« - Bien. M.M. tel, tel… se rendront à six heures à la
Kommandantur. Une voiture les emmènera. Qu’ils prennent avec eux un petit
paquet de ce qu’ils voudront. Adieu. Soyez exacts, sinon amende. »
Et la patrouille va de porte en porte, les derniers de la
liste sont prévenus une demi-heure, un quart d’heure à l’avance.
Les jeunes filles doivent se vêtir en hâte, maris laisser
leur femme, et mères leurs enfants, sans avoir le temps de s’embrasser et
partir sans même avoir pu se laver ni se peigner, s’en aller ainsi brutalement
de la chassie et des larmes aux yeux, dans l’inconnu.
La scène de l’Italien, veuf, seul avec sa fillette malade,
suppliant qu’on ne l’arrache pas à son enfant.
« - Je suis étranger. Je n’ai ni parents ni amis, je ne
puis abandonner sur son lit cette enfant. Je ne vous ai rien fait. »
« - Je ne suis pour rien dans la guerre, laissez-moi,
pour mon enfant ! »
« - Tonnez la kamine au foisin et en route, hop. »
Et le pauvre diable, aidé d’un coup de crosse, monta dans la
voiture.
La maison où est mon bureau appartenait à un des meilleurs
propriétaires du village, n’exploitant avec sa femme et sa fille de
vingt-quatre ans, qu’une partie de son domaine, le reste en location.
La maison d’ailleurs étant cossue, devait loger des
officiers.
Le père, plusieurs fois, rabroua sa jeune fille accostée,
entourée par les hôtes importuns :
« - Ce n’est pas ta place, vas donc à la
cuisine. »
Il lui en fut gardé rancune. Et le jour de l’enlèvement des
déportés, le père, la mère, la jeune fille figuraient sur la liste.
La maison abandonnée au pillage. Le grenier offre un
spectacle à pleurer. Le linge fin est déchiré, épars, souillé, perdu au milieu
d’édredons éventrés, d’ustensiles de cuisine cassés, de meubles brisés.
Deuxième scène. Celle de l’incendie.
La veille du départ des Boches, la population reçut ordre de
prendre un paquet des objets les plus précieux et de se réfugier à l’église,
car le village devait être détruit :
« - Comment ! (me raconte la jeune femme) nous
vous avons reçus pendant plus de deux années, nous vous avons hébergés,
soignés, blanchis, vous avez eu tout ce qui vous a fait plaisir, ce que nous ne
voulions pas donner vous l’avez pris, vous nous avez pris nos récoltes, nos
vaches, nos chevaux, vous nous avez pris jusqu’au dernier lapin et maintenant
que vous avez tout épuisé, qu’il ne nous reste que nos maisons pour nous
abriter, vous allez encore nous ôter cela et nous les brûler ?? C’est cela
votre remerciement ! »
« - Ah ! Madame, gros malheur. C’est la
guerre ! Mais c’est un ordre, allez vite à l’église. »
Et les malheureux affolés, éplorés, femmes, vieillards,
enfants se tassèrent avec leurs paquets dans l’église.
Les soudards ricanaient à la vue de tous ces paquets dont le
tas grossissait vite au milieu de la nef :
« - Oh ! Vous ! Encore beaucoup riches. Une
grenade (incendiaire) là-dedans. »
Et ils faisaient le geste féroce de lancer la grenade, et
ils s’amusaient de la terreur crispée sur les visages. Puis L’horrible nuit
commença. L’une après l’autre, après les détonations de la grenade incendiaire
lancée par l’équipe de bandits, les granges s’allumèrent… Les grandes flammes
éclairaient l’intérieur de l’église et les pauvres gens assistaient impuissants
à la destruction de leurs foyers ; ils épiaient la direction des flammes et
des explosions. Tiens, c’est chez « Pierre » ! Tiens, c’est chez
« Michel ». Et les familles « Pierre » et
« Michel » se tordaient de désespoir épouvanté.
La première nuit de ce martyre les misérables ne
détruisirent que les granges.
Le lendemain, sous les yeux des fermiers, ils cassaient à
coup de hache les instruments aratoires, sciaient les rais des roues de ces
énormes tombereaux picards, ou bien y mettaient le feu.
Dans les cours aujourd’hui, on voit encore des tas de
ferraille calcinée ou des herses, des voitures sciées, brisées… La ruine du
pays assurée, son relèvement paralysé. Puis dans l’après-midi quand les spahis
parurent à l’horizon, les maisons où la sympathie pour l’Allemagne ne s’était
pas traduite assez vivement s’allumèrent à leur tour. Les plus belles
habitations.
Là où les femmes avaient été viles, l’indulgence fut
accordée… Et c’est une triste chose dans chaque village de voir que les gens de
bien et de cœur furent châtiés tandis que les hypocrites, les fourbes et la
fripouille furent épargnés. La main de Dieu pesa durement sur les familles
honnêtes, sur l’élite morale de la population.
C’est bien celle-ci qui fut décimée, ruinée, martyrisée,
dispersée.
Et hélas, l’injustice et l’iniquité se continue, se
multiplie comme les orties ; les secours, les dons, l’aide que le
gouvernement ou des Comités d’inspiration généreuse s’empressent d’envoyer aux
populations délivrées ne vont en grande partie qu’à ceux qui en sont indignes.
Ce sont ceux-là qui ont aujourd’hui le haut du pavé. Hier, ils étaient souris,
vivent les rats, maintenant ils sont oiseaux, vive la France…
Ils font les empressés ; à eux le soin de les répartir.
Et quand on aura fait sur la terre une répartition équitable et désintéressée
les épines produiront du raisin. Ainsi, il a été envoyé ici un premier lot de
vingt-quatre poules et quatre coqs – pour reconstituer la volaille des anciens
fermiers.
Ce sont quatre propriétaires qui n’étaient pas fermiers,
quatre petits rentiers qui se les sont attribués.
Et comme la voisine disait à l’un d’eux :
« - Puisque vous avez reçu des poules vous allez les
« assir » et vous nous donnerez une paire de poulets ? »
« - Je vous donnerai de la merde, fut-il répondu
textuellement. »
Ainsi sont les hommes !...
Il y aurait un beau recueil à faire sur les tours, niches,
que les « schlauen Franzosen » (rusés Français) ont joués au Boche
inquisiteur et bourreau.
- La dissimulation des états civils pour échapper aux
réquisitions.
- La vie des hommes dans les bois les premiers mois de la
guerre.
- Les deux Anglais cachés durant deux ans par une bonne
vieille qui meurt…Les prétendus sacs de pommes de terre à la cave. Découverte
du subterfuge. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire